En France, être doctorant salarié est courant dans les domaines des sciences humaines et sociales. C’est courant parce que les financements sont rares dans ces domaines et que les hautes études en sciences humaines et sociales permettent à ceux qui les mènent de travailler de manière autonome, en dehors des laboratoires.
La plupart des doctorants salariés sont donc souvent ceux qui mènent des hautes études en sciences humaines et sociales. J’ai fait partie de ces doctorants salariés, vous le savez et vous avez été nombreux depuis le début de mes activités à me demander d’évoquer ce sujet du point de vue de mon expérience : comment j’ai fait, comment je me suis organisée, quels conseils je pourrais donner par exemple.
Je m’attelle aujourd’hui à le faire, mais c’est l’article le plus difficile que j’aie eu à écrire jusqu’ici car il y a beaucoup de choses que j’ai envie de dire aux doctorants salariés, et parce que le fait de l’avoir été fait écho à l’expérience la plus éprouvante de ma vie – pas parce qu’être doctorante ou être salariée a été difficile en soi, mais parce que les deux activités menées ensemble ont eu des effets dévastateurs dans ma vie.
Loin de moi pourtant l’idée d’écrire un article misérabiliste dans lequel j’aurais pour vocation de victimiser les doctorants salariés. Je l’écris pour celles et ceux qui sont concernés par cette situation, et non pour les représenter auprès de celles et ceux qui ne le sont pas.
1. « L’enfer, c’est les autres »
a) Le statut de doctorant salarié
Le statut de doctorant salarié en lui-même fait émerger des sentiments, des états et des situations contradictoires. J’ai moins souffert de ce statut à l’université qu’ailleurs, et en haut de la longue liste des paradoxes qu’il faut porter en tant que doctorant salarié, le décalage entre le niveau d’études qu’on a et le fait d’avoir le plus souvent un job alimentaire par ailleurs est ce qui est le plus difficile à gérer. C’est l’aspect social.
On a beau savoir que les deux ne sont pas corrélés dans cette situation spécifique, il n’est pas simple de s’en convaincre dans les nombreux moments de doutes. Au-delà du fait que le job qu’on a généralement ne nous satisfait pas, qu’il rémunère peu et qu’il nous prend une énergie folle, il représente aussi un risque sur le long terme : là où chacun commencerait à exercer sur un poste qualifié après l’obtention d’un master, le doctorant salarié reste souvent sur des jobs alimentaires qui présentent l’avantage de requérir peu d’investissement personnel.
Lorsqu’on est en troisième, quatrième, cinquième année de thèse voire plus, la difficulté à gérer la situation augmente car la précarité s’installe et qu’on se surcharge pour compenser tout ce que l’absence de financement implique. L’entourage comprend de moins en moins la situation et on a de plus en plus de mal à répondre aux questions de manière convaincante. Le statut à la maison est celui du loser de service qui ne sait pas gérer son temps et qui n’a rien compris aux règles du marché du travail, qui stagne pendant que les autres avancent, et notre estime de nous-même s’amoindrit.
Pour moi c’est cela, qui a été le plus difficile à gérer quand j’étais doctorante salariée. C’est cette chute progressive de mon statut de doctorante prometteuse à doctorante travailleuse, puis de doctorante précaire à doctorante loseuse. Il y a un moment où quelque chose bascule autour de vous et qui finit par vous percuter de plein fouet : c’est l’image que vous renvoyez, qui va devenir votre identité. Le piège s’est refermé et c’est trop tard.
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b) Conseils pour gérer ce statut au sein de votre entourage
Le premier conseil que je voudrais donner aux doctorants qui se préparent au doctorat non-financé, c’est donc d’être extrêmement vigilant au sujet de l’entourage. Le piège majeur c’est de croire que le statut de doctorant salarié s’assume grâce à une conviction profonde. Le piège va venir de l’extérieur pour altérer cette conviction profonde, il ne viendra pas de vous au départ. C’est votre entourage qu’il faut prévenir, c’est lui qu’il faut préparer car c’est lui qui va s’inquiéter le premier. Votre priorité est de garder les doutes des autres sous contrôle.
– Pour le cercle familial, amical et amoureux :
Préparez vos proches. Dites-leur que ce sera très long, que ce sera très compliqué, que c’est un travail de longue haleine et que vous allez douter. Noircissez le tableau si besoin, préparez-les au pire s’il le faut et dites à vos proches que vous aurez besoin d’eux pour ne pas être tenté d’abandonner. Dites-leur que vous comptez sur eux, que leur rôle sera déterminant pour vous et pour votre réussite, parce que c’est vrai.
On a souvent tendance à préserver les autres des risques qu’on prend, mais je crois qu’il vaut mieux les préparer au pire pour qu’ils s’attendent aux difficultés et qu’ils aient le réflexe de vous soutenir au lieu de chercher à vous montrer le pire comme si vous ne le voyiez pas.
Dites-leur que vous avez peur d’échouer, ils vous diront que c’est impossible. Dites-leur que vous êtes sûrs de réussir, ils trouveront cela suspect et ils auront raison car ils savent que personne ne l’est jamais.
Plus vous tenterez de les préserver, plus ils croiront que vous êtes inconscients de la situation et quand vous finirez par leur parler de vos doutes, ils profiteront de ce moment de lucidité pour vous convaincre de tout arrêter. Parlez-en ouvertement tout de suite, avant même votre inscription.
– Pour le travail et les acteurs de votre quotidien :
Maintenant, vos proches ne sont pas les seuls à faire partie de votre entourage. Ils s’inquiéteront et pourront mépriser votre projet mais ils ne vous mépriseront pas. Le mépris, vous le ressentirez pourtant : au travail par exemple, on vous fera des reproches. Job alimentaire ou pas, vous ne vous investirez pas complètement car votre thèse sera votre priorité, mais vos collègues et supérieurs n’auront que faire de votre situation. Ils vous jugeront sur votre investissement au travail.
Préparez-vous à cela, mais si votre priorité est la thèse, ne cherchez pas à vous investir de la même manière que les autres. Pensez plutôt à des stratégies pour faire la différence autrement sur votre lieu de travail.
Soyez la personne qui fait un peu plus là où les autres font un peu moins. Soignez vos relations avec vos collègues, apportez les petits pains pour l’équipe un mercredi par mois, proposez un café aux autres quand ils sont absorbés dans leur tableau Excel ou exaspérés par le chef, écoutez sincèrement leurs histoires sur les pauses déjeuner, proposez un afterwork de temps à autres.
Toutes ces petites attentions vous feront autant plaisir qu’aux autres sur le moment, elles vous demanderont peu d’investissement et elles vous rendront sympathiques même si vous n’êtes pas le plus investi des collègues. Soyez fiables au lieu de faire des heures sup, soyez malins et agissez sur la cohésion et l’ambiance au travail. Vos supérieurs adoreront.
D’autres acteurs plus éloignés peuvent vous mettre des bâtons dans les roues de manière insidieuse. Ce sera le regard des clients au travail si vous êtes sur des postes peu valorisés, ce sera les agents administratifs qui vous regarderont de côté quand vous ferez vos demandes d’aides sociales, ou même votre propre écran d’ordinateur quand vous faites certaines déclarations en ligne – remplir « niveau d’études : doctorat », « salaire mensuel : 1050 € » et « situation familiale : célibataire » sur un même formulaire, ça fout un coup au moral !
Là, avoir des proches bien préparés et des collègues amicaux vous aidera beaucoup plus que votre conviction profonde.
Enfin, rappelez-vous que la différence entre faire le bon choix et se tromper ne se joue pas à la réussite. Je peux vous dire que même si vous réussissez à obtenir le doctorat, vous pouvez perdre beaucoup dans la bataille. Personnellement, j’ai fait beaucoup d’erreurs au travail, pensant qu’il était normal de ne pas s’impliquer dans ma situation, me disant que je me fichais des reproches subtils des autres. La réalité c’est que ça m’a souvent pris la tête et que j’en ai souffert. J’ai compris tard que prendre au sérieux mes relations professionnelles pouvait m’apaiser, et que ces expériences avaient une place à part entière dans la construction de ma carrière.
Il faut chercher à ce que tout aille bien dans votre vie, et non à ce que tout aille bien dans votre thèse. Lorsque j’ai compris cela, j’ai soutenu.
Lire la deuxième partie de l’article 👉 PARTIE 2
Pour l’écouter en entier en podcast, c’est par ici 👉 PODCAST
9 réponses
Vraiment merci pour ce partage d’expériences. Ça nous encourage . sinon moi je me vois dans cette situation, très difficile. Avec mon travail encadreur agricole moin rémunéré et doctorant.
Merci à vous pour ce commentaire. Courage à vous, la lumière est au bout du tunnel 🏆
Courage à tout les doctorant.
Oui, courage à tous 🙂
Je me vois à travers ce papier. BRAVO !
J’en suis très heureuse, merci à vous et force à tous les doctorants et à toutes les doctorants salarié.es ! 🙂