Le texte complet de l’épisode “REPRENDRE CONSCIENCE DE SON TALENT EN DOCTORAT” 👇
Bonjour et bienvenue dans le podcast « Chercheur, réveille-toi ! » !
Dans ce premier épisode, j’ai décidé de revenir rapidement sur mon parcours, à la fois pour me présenter et pour présenter l’essence des réflexions que je compte partager ici à compter d’aujourd’hui.
Cette présentation, je vais l’aborder sous l’angle d’une erreur que j’ai commise en doctorat.
C’est l’erreur qui, dans le long terme, m’a coûté ma santé et m’a envoyée deux fois à l’hôpital en dernière année de thèse.
Mais c’est aussi l’erreur qui me permet aujourd’hui d’être totalement sereine dans mon activité professionnelle.
Mon but n’est donc pas forcément que tu l’évites, mais que tu identifies plus tôt ce qui se joue pour beaucoup de jeunes chercheurs en doctorat – en particulier en SHS.
Je vais aborder cela en quatre volets : d’abord, je vais revenir sur la manière dont j’ai abordé l’université puis le doctorat, avant d’aborder ce que l’université et le doctorat m’ont renvoyé de leur côté. Je vais parler ensuite de la façon dont j’ai rompu avec l’université, et je te livrerai enfin de manière plus directe une clé à utiliser de ton côté si tu vis une situation difficile en doctorat. Dans ce dernier volet, je t’inviterai à te poser un certain nombre de questions, et à faire un petit exercice qui pourrait bien changer le cours de ta carrière !
J’espère que tu es prêt(e), et je te souhaite une très belle écoute !
Aborder l’université et le doctorat
Quand j’étais en licence, mes Professeurs me fascinaient.
En histoire de l’art, c’est un monde à part dans lequel les Professeurs apparaissent comme de véritables sachants. Ils comprennent l’art, ils en parlent à longueur de journée, ils côtoient des gens intéressants et font des choses fascinantes comme des conférences, des vernissages ou des congrès.
À l’époque, pas une once de mon âme n’envisageait d’atteindre un jour ce niveau. Moi, j’étais une étudiante paumée, habillée tout en noir, qui arrivait toujours en retard pour ne croiser personne et ne pas avoir à parler à qui que ce soit.
Je travaillais en parallèle et ces études me faisaient galérer. À l’université, je ne tissais pas de relations, j’étais souvent absente – soit parce que je devais travailler, soit parce que j’étais trop fatiguée – et pour ces raisons, je me sentais en décalage avec mes camarades.
J’étais loin de la maison. Je ne connaissais pas les codes de l’université, je ne savais pas qu’elle était beaucoup moins prestigieuse que les prépas et de toute façon, je me suis retrouvée là parce qu’avec mon Bac scientifique, je n’avais pas réussi à entrer en prépa d’école d’arts appliqués – j’avais été acceptée en prépa vétérinaire, qui était mon projet initial depuis l’enfance avant de changer complètement de projet au cours de mon année de terminale, suite à de graves problématiques familiales.
Ce cursus à l’université était un donc choix par défaut pour moi, et un choix que je n’avais pas pu anticiper ou mûrir, c’était allé très vite. J’étais vraiment perdue et mon parcours en licence a été chaotique au début – j’ai d’ailleurs redoublé la deuxième année car je n’étais pas vraiment dedans.
Les choses ont commencé à s’améliorer pendant mon année de redoublement, car j’avais validé plusieurs UE et j’avais déjà vu celles que je devais repasser. J’ai pu me poser un peu et le simple fait de « revoir » au lieu de découvrir totalement, m’a aidée à rebondir.
En troisième année, j’étais enfin en piste et j’ai validé la licence avec une première mention.
Petit à petit, je suis devenue un pur produit de l’université.
Comme j’étais très précaire dès le départ, que j’étais seule, sans soutien parental et issue d’un milieu ouvrier, je collais en fait assez bien avec l’archétype de l’étudiante en fac de lettres.
Dès lors que j’ai eu conscience de cela – consciente d’être à ma place en fait –, j’ai adhéré aux valeurs de cet univers et je me suis complètement identifiée au milieu universitaire.
Mes études étaient la seule chose à laquelle me raccrocher pour espérer m’en sortir, et l’université était pour moi le seul lieu accessible pour ce faire.
Vu ma situation, et vu combien j’en souffrais – parce que même si mes résultats étaient bons, j’étais dans un sentiment d’injustice en permanence – j’étais forcément contre les inégalités sociales, contre le capitalisme, contre ceux qui « profitent », contre les étudiants d’écoles de commerce, et contre toute forme de superficialité.
Pour financer mes études, je n’envisageais pas une seconde de faire autre chose que de l’enseignement, de l’aide aux devoirs ou du soutien scolaire, et de l’accompagnement aux jeunes des quartiers où je vivais, moi aussi.
C’est en baignant dans cet environnement, que j’ai créé ma zone de confort dans la précarité. J’ai travaillé comme une dingue pour relever mon niveau. Je voulais comprendre les discussions intellectuelles qui avaient cours sur des sujets qui m’étaient étrangers, autour de questions que je ne m’étais jamais posées.
En master, je suis passée par une phase de mépris envers le manque de culture des autres, en m’appuyant sur eux pour me sentir un peu supérieure et pouvoir dire des phrases du genre : « attends, tu ne connais pas Pontormo ? »
Voilà, je suis passée un peu par là.
Puis, je suis entrée en doctorat.
Pas un instant je n’ai envisagé de faire financer ma thèse. C’était trop compliqué et puis, il y avait des rumeurs sur les doctorants financés – c’étaient des chouchous, des privilégiés, des gens avec des passe-droits.
Pas mon genre.
En 2ème année, je n’avais plus de solution pour financer ma thèse. Mon contrat de travail avec l’éducation nationale ne pouvait pas dépasser six ans, donc je me suis retrouvée sans rien ou disons pas grand-chose, et puis je n’avais pas vraiment d’idées en fait.
Les heures de soutien scolaire ne suffisaient pas bien sûr et je ne savais pas que j’avais le droit au chômage, puisque je croyais être encore étudiante.
Mon meilleur ami, qui était mon voisin depuis mes années de licence, était enseignant-chercheur à l’université voisine. Il me proposait des heures d’enseignement depuis le début du master, mais je déclinais parce que je n’avais pas confiance en moi et je ne me sentais pas capable d’enseigner dans le supérieur.
N’ayant plus d’autre choix, j’ai commencé à enseigner.
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Ce que m’a renvoyé l’université
Quand je l’ai dit à mon directeur de thèse, il s’en est moqué. Il a rigolé et a changé de sujet sans me féliciter.
En cause ? J’enseignais dans une université privée. Et ?
Une université privée est une entreprise. Pour le public, et a fortiori dans certaines disciplines des sciences humaines et sociales, enseigner là-bas n’a pas du tout le même prestige que dans le public.
Les valeurs n’y sont pas aussi « nobles », les formations sont considérées comme « chères » et dans ce genre d’endroit, les étudiants sont considérés par le public comme « achetant » leur diplôme au lieu de le mériter.
Tout cela, je ne le savais pas.
En fait, je m’éclatais sur ce poste dans le privé. Encore aujourd’hui, je peux dire que j’y ai passé parmi les moments les plus beaux et les plus intenses de ma carrière. L’ambiance était incroyable.
Les étudiants de licence et de master étaient stupéfiants et la plupart avaient le niveau évidemment – certains m’intimidaient d’ailleurs. Ils étaient calmes, très cultivés, intéressants et très différents des jeunes que je côtoyais dans mon propre univers – toutes proportions gardées bien entendu.
Contre toute attente, ils m’appréciaient eux aussi pour ma façon d’enseigner et de les questionner. En cours, j’ai tissé avec eux des liens très forts et plusieurs d’entre eux sont devenus des amis.
L’équipe pédagogique m’a accueillie comme si j’étais de la famille. Sans elle, je peux dire que je n’aurais pas pu obtenir un tel CV académique. Humainement comme professionnellement, les côtoyer a été déterminant.
Malheureusement, j’étais plafonnée au niveau des heures et ne pouvais pas enseigner autant que je nécessaire pour subvenir à mes charges. Pour compléter, j’ai donc trouvé des heures dans plusieurs universités publiques – il n’y avait pas d’autre université privée proche de chez moi.
Là, les conditions étaient très différentes – si tu enseignes, tu le sais : salaire divisé par deux, pas de contrat de travail, pas de fiches de salaire, pas de rémunération mensuelle, pas de prise en charge partielle des frais de transport, pas de cotisation à la retraite et mépris total du personnel administratif – en dépit de tout cela.
Les étudiants ? Des mini-moi. J’ai adoré travailler avec eux aussi, mais je n’ai pas pu tisser des liens aussi forts. Ils étaient trop nombreux, souvent absents voire décrocheurs, les groupes changeaient tout le temps et les cours n’étaient pas aussi qualitatifs.
En salle des profs ? Les enseignants-chercheurs, qui avaient été mes profs et que j’avais tant admirés, passaient leur temps à se plaindre du niveau des étudiants et de leur attitude passive – pas tous, ils n’étaient pas tous là et je pense que certains enseignants-chercheurs fuient un peu cette salle des profs, vu l’ambiance. Mais pour ceux qui étaient là, il était très clair que le public n’était pas au niveau qu’ils pensaient mériter.
Je mangeais toujours mon sandwich tranquillement, sans rien dire. Dans cette salle, personne ne m’adressait la parole. Personne ne savait que j’avais été ce genre d’étudiante. Personne ne questionnait quoi que ce soit, de toute façon.
Côtoyer ces deux mondes simultanément m’a déboussolée. J’ai beaucoup mûri, mais je n’en avais pas conscience à ce moment-là. Pour moi, tout cela n’était qu’une montagne de contradictions et de faux-semblants, voire de bêtise, à laquelle je ne trouvais plus aucun sens.
À l’administration, c’était catastrophique. J’ai dû me battre jusqu’à plus d’un an et demi pour obtenir le paiement de mes semestres. Au début on se dit qu’il faut que ça se mette en place, mais après plusieurs années c’était toujours la même chose.
J’ai commencé à avoir des retards de loyer et ma situation en doctorat est devenue très anxiogène.
Mais j’avais honte de me battre pour de l’argent. Je culpabilisais énormément, au point d’envisager de laisser tomber le règlement de mes heures de travail. Et ce qui s’est passé, concrètement, c’est que j’ai commencé à penser à l’argent à longueur de journée – quand tu es menacée d’être mise à la porte, tu ne peux pas penser à autre chose.
Travailler dans cet endroit devenait incompatible avec toutes les valeurs que j’y avais pourtant acquises.
Pas un seul instant je n’ai eu l’idée de faire des heures dans d’autres écoles privées, comme les écoles de commerce ou de communication, qui étaient pourtant sous mes yeux. C’était en-dehors de mon système, je ne l’ai même pas envisagé et je pense que si j’y avais pensé, je m’y serais refusée parce que dans le milieu universitaire dans lequel je baignais, ces écoles incarnaient des valeurs qui étaient aux antipodes des nôtres.
Quand je me tournais vers mon directeur de thèse dans l’espoir qu’il m’oriente vers des opportunités du côté des musées ou du monde de l’art, je n’avais aucune réponse – même face à lui dans son bureau, il restait silencieux ou faisait un geste de la main et changeait de sujet.
Pourtant, il avait des contacts. J’étais sortie major du master, avec un mémoire mené sous sa direction donc il me connaissait. Lors de la soutenance, l’un des membres du jury m’avait félicitée et demandé, devant lui, un premier article scientifique pour la revue prestigieuse qu’il dirigeait.
Pourquoi mon directeur n’ouvrait-il pas son carnet d’adresse ?
J’ai pris ce mutisme pour de la gêne. Je savais que j’étais naïve, et je ne me sentais pas au niveau. Donc quand je voyais la réaction de mon directeur, je me disais qu’il devait me manquer quelque chose : peut-être que c’était parce que je n’avais pas fait de prépa ? Ou parce que je n’avais pas l’agrégation ?
Il n’y a pas d’agrégation en histoire de l’art et mon directeur n’avait rien de tout cela, lui non plus.
Mais j’ai quand même redoublé d’efforts.
J’ai préparé et passé le capes et l’agrégation de lettres modernes. J’ai organisé des colloques. J’ai accepté de diriger le pôle culturel sur un projet européen. J’ai accepté d’intégrer deux comités de lecture. J’ai accepté de co-diriger l’organisation d’une exposition dans un musée national. J’ai fait des conférences en France à l’étranger.
Tout cela, sans salaire. Personne n’avait les moyens, c’était normal, c’est comme ça à l’université, donc on le fait.
C’est ainsi que de pur produit de l’université, je suis devenue otage consentante du monde académique.
J’avais tellement admiré ce petit monde et tellement travaillé pour en faire partie, que la seule solution était de travailler encore plus pour tenter de m’y faire une vraie place.
Ma rupture avec l’université française
La question de ma rupture avec le monde académique ne s’est jamais posée. Comme tout le reste, elle a eu lieu sans que je ne l’aie vue venir, et je dirais qu’elle a commencé quand j’ai rencontré le monde académique à l’étranger – et en particulier dans le monde anglo-saxon, car ma thèse portait sur l’histoire de l’art contemporain britannique.
En 4ème année de thèse, j’ai décroché un financement de l’Ivy League.
On ne pouvait pas faire mieux, il n’y avait rien de plus prestigieux au monde. Mon directeur m’avait dit : « ne vous faites pas trop d’illusions » en me tendant ma lettre de recommandation – je ne l’avais pas pris pour moi, c’était tellement sélectif que je ne pouvais qu’être d’accord avec lui.
Quand j’ai eu le financement, il ne m’a pas félicitée. J’en ai déduit que je n’avais pas le niveau et qu’il devait y avoir, encore une fois, quelque chose qui m’échappait – comme si mon directeur avait une autre lecture de ce qui se passait, et que je ne pouvais pas comprendre sa lecture.
Quand je suis arrivée au centre de recherches qui m’offrait le financement, j’ai été accueillie comme la reine Cléopâtre par toute l’équipe de direction en personne. Je me souviendrai toute ma vie de l’étonnement que j’ai ressenti face à la curiosité des membres de cette équipe envers mon travail, ils me posaient plein de questions et ils s’intéressaient vraiment à mes recherches.
Inédit.
En plus de mon accès à cette équipe et à ce lieu mythique où je passais toutes mes journées, j’étais invitée à tous les évènements de la vie culturelle de Londres, dans les cocktails, les vernissages, avec des personnalités toutes plus éclatantes les unes que les autres.
C’était pour moi une chance, quelque chose d’incroyable que je n’avais jamais connu en France, mais à laquelle, par conséquent, je n’avais pas du tout été préparée.
Tenir des échanges de ce niveau, en anglais, avec des gens aussi haut placés et issus d’un milieu aussi aisé, me challengeait à un point inimaginable.
Après deux mois à Londres, j’ai été hospitalisée deux semaines dans un état d’épuisement très grave. Pourtant, je n’ai pas entendu ce que me disaient les soignants.
J’étais allée aux urgences car je m’étais réveillée paralysée des membres inférieurs et des mains, mais je me sentais comme d’habitude et je pensais repartir dans la foulée.
J’ai attendu que les quinze jours passent et en sortant, j’ai pris l’Eurostar pour aller rattraper tout le retard que j’avais pris sur ma thèse.
Quatre mois plus tard, j’étais à nouveau hospitalisée plusieurs semaines dans un état suicidaire très avancé. En sortant, j’ai terminé la rédaction de ma thèse entre deux rendez-vous médicaux et grâce à des doses très élevées de valium.
J’ai rendu le manuscrit en mai 2019 et la soutenance a été fixée à la fin du mois de novembre. En attendant, j’ai pris le premier job que j’ai trouvé et c’est ce poste qui m’a sauvé la vie : je l’ai adoré, je m’y sentais bien et je n’ai jamais pu me résoudre à retourner à l’université.
L’erreur, c’est quoi ?
Après quelques mois sur mon nouveau poste, le Covid est arrivé et l’ambiance a changé. Cela faisait un moment que je me questionnais malgré tout sur mon parcours, et même si je me sentais bien sur mon poste, je ne me voyais pas y rester toute ma vie. C’était plus un moyen de me remettre un petit peu de tout ça tant psychologiquement que financièrement.
Mon travail était de conseiller des profils très variés dans leur reprise d’études ou dans leurs transitions professionnelles, je travaillais pour un groupe d’écoles de formation à distance et j’adorais ce métier.
C’est lui qui m’a donné l’idée de créer l’Agence conseil aux jeunes chercheurs, pour mettre ce métier au service des jeunes chercheurs. J’avais tellement besoin d’en parler, de me libérer, et j’avais tellement de connaissances sur le monde académique, j’avais appris tellement de choses grâce à mon réseau privé et à toutes mes expériences, que créer cette agence était pour moi une évidence.
Aujourd’hui, cela fait presque trois ans que j’ai créé l’Agence et s’il y a une chose que je voudrais dire à tous les jeunes chercheurs qui luttent pour se faire une place dans le monde académique, c’est d’arrêter de croire qu’il faut lutter.
C’est une manie, dans de nombreux milieux académiques où la notion de lutte est omniprésente.
Quand tu es précaire, tu finis par croire que si ta thèse était financée, cela résoudrait tous tes problèmes.
C’est faux, mais il faut commencer par accepter de vivre une thèse financée pour le découvrir. Et cela requiert, malheureusement, de passer outre des préjugés que nous prenons depuis trop longtemps pour des vérités.
Tu as sûrement entendu, toi aussi, que les doctorants financés étaient des opportunistes ou des privilégiés ; que les étudiants du privé étaient moins méritants que ceux du public, ou que l’enseignement n’avait pas le même prestige dans le privé que dans le public.
Si tu y crois toi-même, demande-toi simplement comment tu le sais et si c’est bien un fait qui a été démontré ou si c’est simplement une opinion, une croyance collective.
Parce que dans le monde académique, ce sont nos préjugés qui nous conduisent à nos plus grandes difficultés – pas ceux des autres non, les nôtres.
Tant qu’on ne voit pas cela, on cultive nos difficultés en essayant les résoudre.
Il y a une chose très importante que j’aurais eu besoin d’entendre à l’époque où j’ai commencé en doctorat, c’est qu’avoir réellement de la culture suppose d’appréhender le monde dans son ensemble, avec ses deux polarités.
On ne peut pas ignorer l’une au profit de l’autre, comme on le fait beaucoup à l’université – où l’extrême gauche lutte contre l’extrême droite, et où en fait on pousse un petit peu tout à son extrême.
Le monde académique se dit ouvert, et il l’est à bien des égards, mais il est en même temps très refermé sur lui-même.
Il faut le savoir, et le comprendre pour ne pas se battre contre du vent : ce principe selon lequel toute chose ne peut exister sans son contraire est au fondement de nombreuses traditions et écoles de pensée à travers le monde[1].
L’ESR est un milieu inclusif, mais il est aussi très intolérant – voire violent.
L’erreur que nous faisons tous, c’est de croire par exemple que pour être plus fort, il faut être moins fragile et pour être plus cultivé, ou moins superficiel.
Pour moins procrastiner, il faudrait être plus bosseur.
Pour être plus brillant, il faudrait être moins naïf.
Pour impacter, il faudrait fuir la neutralité et avoir des avis très tranchés.
Donc, on se met à lutter contre des aspects de notre personnalité.
Cela semble logique, mais c’est complètement faux.
En fait, ce genre de logique, ça donne Twitter (X). Un vaste théâtre qui divertit – ni moins, ni mieux d’ailleurs, que le programme phare de C8.
En luttant contre une part de toi pour ne cultiver que l’autre, tu te sépares. Tu crées en toi un espace qui deviendra un blocage, une impression tenace qu’il te manque quelque chose.
Alors tu cherches, tu cherches, mais il te manque toujours quelque chose.
La clé, ce n’est pas de lutter contre quoi que ce soit, mais d’explorer au contraire ce contre quoi tu luttes.
C’est là que les choses vont se débloquer.
Il y a peut-être aujourd’hui quelque chose qui te bloque, quelque chose que tu aimerais surmonter. Par exemple, je vois beaucoup de jeunes chercheurs qui cherchent à « entrer dans le moule académique » pour tenter de s’y faire une place, mais qui en souffrent.
Pourquoi ?
Déjà, parce que cela ne marche pas, et parce qu’ils se créent une personnalité qui ne leur ressemble pas, ou plus tout à fait. Ils se disent que c’est ça, « travailler sur soi », et ils pensent que ce qu’ils ressentent est le prix à payer pour évoluer.
Mais qui a dit cela ? Est-ce que c’est vrai ? Que sais-tu de la vie des enseignants-chercheurs en-dehors de l’université ? En côtoies-tu sur ton temps libre ?
Est-ce que ce genre de vie, de quotidien, t’inspire vraiment ou cherches-tu finalement à coller à l’image ? Et est-ce que cette image est réelle, ou est-ce que c’est ta vision de l’université et de ce monde dit « intellectuel » ?
Moi, je sais que mon entourage n’avait pas du tout la même vision que moi de l’univers académique, et je sais aussi que des milliers de jeunes chercheurs en France ne sont pas compris par leur entourage, car ce dernier n’a pas du tout la même vision de l’université et de la recherche.
Questionne cette vision que tu as de la recherche et de l’enseignement supérieur. Est-elle réelle ? Si tu tiens vraiment à faire partie intégrante du monde des idées, du monde intellectuel des lettres, de l’art ou des autres sciences, n’y aurait-il pas d’autres moyens, plus adaptés encore que l’université, d’en faire partie ?
N’y a-t-il pas un espace aujourd’hui, ailleurs, pour t’épanouir en tant que chercheur et/ou en tant que penseur ? N’y a-t-il pas aujourd’hui, des tonnes de possibilités de te créer ton propre espace, avec tes propres règles, et ton propre mode de recrutement ?
Je suis sûre que si.
Je suis sûre qu’aller plus avant dans ce genre de réflexions pourrait t’amener à avoir un paquet d’idées.
Ces idées, liste-les et regarde-les en face. Qu’impliquent-elles ? Sont-elles dans ta zone de confort, ou en-dehors – et par zone de confort, j’entends « zone de connu », parce que chez beaucoup de précaires, on peut être dans le confort du connu et croire que c’est de l’inconfort. Chez toi, jeune chercheur, la sortie de ta zone de confort c’est l’inconnu, le vrai.
Te sens-tu à la hauteur pour réaliser certaines de tes idées ?
C’est très intéressant de pousser tes idées sur ces sujets jusqu’au bout, car je parie que tu as déjà pensé à tout cela mais que tu es vite revenu(e) dans ta zone de « confort », pourtant extrêmement précaire – tant financièrement qu’en termes de perspectives professionnelles. Je me trompe ?
Si tu souffres déjà aujourd’hui de cet environnement de travail, fais le point. C’est très important d’explorer tes idées au sujet de ces autres espaces où tu pourrais probablement t’épanouir dix fois, cent fois plus qu’à l’université, car ces idées t’effraient sans doute un peu et contiennent probablement des choses que tu ne t’autorises pas encore.
Pourquoi ?
Je peux en parler, car je sais par exemple que l’idée de créer ma propre agence ne m’a pas effleurée à l’époque où j’étais doctorante et si j’y avais pensé, encore une fois, je m’y serais refusée ou j’aurais relégué cette idée au second plan, en plan B. Aujourd’hui, je sais que cela aurait été une erreur (totale) car je suis beaucoup plus heureuse aujourd’hui, et que l’Agence est une énorme réussite tant professionnelle que personnelle. Mais à l’époque, j’avais un vrai blocage sur l’idée de créer une entreprise. Pour moi, créer une entreprise ne pouvait pas se concilier avec le monde des idées. Pour moi, il y avait un choix à faire, et là-dessus je me trompais.
Je me trompais parce que j’ignorais tout – mais tout – du monde entrepreneurial et j’en avais une vision remplie de préjugés. Je ne savais pas qu’il existait ce qu’on appelle des « entreprises à impact » et qu’une entreprise pouvait être socialement vertueuse, voire qu’il y avait ce qu’on appelle des « entreprises altruistes ». Je ne voyais pas que si je créais une entreprise, je pourrais un jour créer mes propres bourses de recherche.
Je ne savais pas que si je créais une entreprise, je pourrais concevoir mon propre modèle, en fonction de mes idées. Je ne savais pas que développer une entreprise pouvait aller de pair avec le développement de soi. Je ne savais pas que je pourrais être beaucoup plus libre, et impacter beaucoup plus, avec une entreprise qu’avec un poste de maitre de conférences. Surtout, j’étais loin d’imaginer que les métiers de l’entrepreneuriat pouvaient être plus humains que ceux du supérieur.
Alors, je t’invite à faire ce travail de « pourquoi, pourquoi, pourquoi ? » et d’aller le plus loin possible dans tes réflexions. Comme pour ta recherche, vérifie systématiquement que tes réponses ne soient pas des préjugés, et qu’il n’y a aucune alternative. Je t’invite à explorer tout cela plus en détails pour deux raisons :
1. Cela ne va t’engager à rien, tu ne fais que réfléchir et te projeter par la pensée. Il n’y a pas mort d’hommes ! Tu vas probablement apprendre des millions de nouvelles choses, et je suis sûre que cela va t’inspirer. Pas besoin d’être prêt(e) à te lancer dès demain, il ne s’agit que de planter une petite graine et d’observer ton cheminement.
2. Tu vas comprendre, en l’ayant sous les yeux, qu’aucune objection ne tient par rapport à ton projet professionnel académique : ce dernier est déjà très improbable, au sens où tout le monde sait qu’il y a peu de places à prendre à l’université. Si tu es en SHS, la précarité vient souvent s’ajouter à la difficulté. En termes intellectuels, tu es déjà sur un projet de très haut niveau. Donc en fait, quel genre de projet peut bien te faire peur si tu parviens à terminer une thèse, surtout si elle est non-financée ? Le problème du projet académique est qu’il te fait souvent perdre confiance en toi au fur et à mesure, au lieu de t’en faire gagner.
L’intérêt de faire cet exercice, c’est de te redonner confiance en tes capacités – parce que si tu détectes un obstacle, tu vas forcément trouver dans ton parcours actuel une de tes forces qui te permet déjà de surmonter la plupart des obstacles en réalité, et cela va mettre ton parcours académique et professionnel en perspective.
Demande-toi simplement : et si tu pouvais devenir docteur(e) et réussir encore plus brillamment qu’à l’université, ce serait où ? Ce serait quel métier ? Quelles sont tes aspirations professionnelles et personnelles ? As-tu envie d’une vie de famille, et d’être le genre de parent présent, ou pas forcément ? As-tu envie de garder une flexibilité au niveau de tes horaires ? As-tu envie de pouvoir travailler en partie de chez toi ? Il y a peut-être des choses qui ont évolué entre le début de ta thèse et aujourd’hui
N’y a-t-il vraiment que l’enseignement et la recherche qui te permettent de cocher certaines de ces cases ? L’ESR est-il vraiment le milieu professionnel parfait pour toi ? As-tu vraiment en tête toutes les idées, ou te restreins-tu à une certaine catégorie de métiers ? En fait c’est quoi pour toi, se dépasser ?
Personnellement, je n’ai jamais choisi d’aller vers ce qui me faisait peur, ou d’aller vers d’autres systèmes de valeurs, donc j’ai vécu toutes mes expériences de sortie de mon système et de sortie de ma zone de « confort » dans la douleur.
C’est par la force des choses que j’y suis toujours allée : c’est par hasard que j’ai commencé à fréquenter un enseignant-chercheur, qui était mon voisin de palier et qui est devenu mon ami.
C’est par la force des choses que j’ai fini par chercher un financement, que j’ai fait de la recherche à l’étranger, que j’ai fréquenté les lieux les plus sélects de Londres et que j’ai rencontré des personnalités incroyables du monde de l’art. Ce n’était pas vraiment par choix, je m’y suis retrouvée parce que j’avais été au pied du mur.
C’est par la force des choses que j’ai fini tout cela à l’hôpital et que j’ai décidé de quitter le monde académique. Je ne l’ai pas choisi, je n’ai jamais rien décidé.
Mais toi, n’attends pas aussi longtemps que moi.
Ne te crée pas un personnage que tu n’es pas et demande-toi quel genre de personnalités t’inspirent aujourd’hui.
Est-ce que ce sont des personnes lisses, qui font comme si elles n’avaient aucune part d’ombre ?
Est-ce que ce sont des gens parfaits, qui ne voient pas l’intérêt de miser sur leurs imperfections ?
Quel que soit le sujet, ne t’enferme pas dans une seule polarité. Va plus loin que les autres.
Si tu es du genre à repousser toute forme de superficialité en croyant que c’est cela, être cultivé, tu fais fausse route.
Un véritable intellectuel n’a pas peur de baigner dans la bêtise de ce monde.
Il pense le monde dans son entièreté.
C’est seulement en faisant la même chose que tu te feras une place de choix dans le monde professionnel.
Explore ce que tu rejettes aujourd’hui, pour découvrir la richesse de ce qui t’y attend.
Faire cela te permettra non seulement de sortir d’un certain enfermement, mais cela te permettra bien sûr de ne plus craindre de ne pas « réussir » à t’insérer à l’université. Cela va enlever 30 kilos de tes épaules. C’est ça, retirer des couches. Aujourd’hui il y a des choses qui te servent, et des choses qui ne te servent plus. Fais le tri.
S’il y a une chose que l’historienne de l’art que je suis peut te dire avec quelques années de recul, c’est que le talent, l’art et la culture sont partout. Cela paraît évident, mais je ne le savais plus.
Mes plus grandes idées, je ne les ai pas eues à l’université.
Au contraire, je sais que je m’y suis enfermée.
Depuis que je l’ai quittée, j’ai renoué avec mon humanité.
Si c’était à refaire, je le referais parce qu’obtenir mon doctorat a totalement changé ma vie – je te raconterai pourquoi dans un prochain épisode !
Mais je vois quotidiennement tellement de doctorants souffrir en dépit d’un talent et de forces dont ils n’ont même plus conscience, que je ressens aujourd’hui plus que jamais l’envie de dire :
« Chercheur, réveille-toi ! »
[1] Si le sujet t’intéresse, tu trouveras pléthore de lectures dans la philosophie occidentale (Héraclite / Platon) mais aussi dans le taoïsme (le concept de Yin et Yang est peut-être l’exemple le plus explicite de cette idée), dans la dialectique (chez Hegel notamment) ou encore dans les domaines de la logique et de la sémiotique.
Si tu souhaites bénéficier d’un accompagnement personnalisé, tu peux prendre rendez-vous ici :